L’étrave comme depuis le départ fendait l’océan dans ce balancement imprimé par les vagues, traçant son sillon éphémère. Ils avaient repoussé l’Indonésie à tribord et faisaient cap, elle et lui, vers Kerguelen, laissant au loin l’Afrique, Madagascar, la Somalie et ses pirates, les pétroliers et méthaniers, et tous ces cargos de la consommation, convoyeurs métalliques labourant les flots sur leurs autoroutes maritimes. Il se sentait bien, quoi que fatigué, continuel spectateur de ce qui l’entourait, de ce qu’il partageait et découvrait, lui qui avait déjà tant vu, tants voyagé. Mais ce voyage n’était pas une course, le bateau n’était pas de carbone, ses bruits, sa souffrance dans l’onde n’était pas la même, le bois disait sa tension, sa résistance, ses tiraillement, tandis que les matériaux de synthèse ne faisaient que restituer et amplifier les ondes de choc, la sévérité de leur rigidité. La goélette elle vivait la mer, la combattait, s’en jouait elle avait sa musique, ses plaintes et sa souffrance. Elle lui parlait, le conseillait, l’avertissait, lui disait quand il ne devait pas passer outre se possibilités, elle savait prendre la vague, glisser ou amortir sa percussion. Au travers de la barre, de sa façon d’être chahutée, dans son allure et l’abattée, sa facilité de se déhaler et de capeyer aussitôt l’embûche évitée, la Valéria vivait, l’accompagnait sa quête, la comprenait même. Elle n’était pas l’instrument d’une conquête, mais une partenaire, une compagne.
Il savait désormais qu’il ne fallait pas forcer les choses, comme il avait accoutumée de le faire lors des transats, mais plutôt de se laisser porter, emporter, apprivoiser à dessein d’affaiter ; que chacun se méfiant de l’autre, attendait de comprendre ce qu’il en était de son attente, avant que de se départir de sa méfiance. Pour la première fois depuis des années, il retrouvait cette osmose, cette symbiose, cette mutualité, entre lui et l’océan, où chacun apporte et reçoit de l’autre sans le priver, ni de le faire à son propre détriment. Cela lui rappelait ses premières émotions de marin, lorsqu’enfant son grand père l’emmenait au large sur cette goélette, puis bien après sur ce chalutier qu’il avait armé. Cet incroyable de la découverte, quand rien n’est en soi pour comparer, cet étonnement des sensations nouvelles mêmes pas imaginables, l’instant premier, son authenticité, sa pureté, à l’instar du premier émoi enfant d’un troublant regard impromptu.
La mer, il l’avait de suite aimée, coup de foudre instantané, tant par ce qu’elle déployait sous ses yeux, que par sa force plénière, cette puissance contenue et délicate, qui d’un coup pouvait tout emporter et balayer devant elle, à laquelle personne ne pouvait résister, et dont il fallait s’accommoder pour déjouer sa contrainte, sans jamais l’affronter vraiment. Il était impossible de fuir, on ne pouvait que se débattre et accompagner sa prépotence, ou alors se soumettre, et ne jamais en revenir. On ne domptait pas les océans, on s’en arrangeait, du mieux que l’on pouvait. Là elle semblait accorte, comme voulant faire montre de bienveillance, de magnanimité, hôtesse accueillante, et la goélette n’en demandait pas plus pour filer son allure, épaulant les lames bien formées, savourant l’embellie, remontant au vent, vers cet ailleurs tourmenté... cet ailleurs où les dépressions s’ensuivent et se renforcent, bousculant, chahutant, bringuebalant, les audacieux qui osent venir les affronter sans vergogne ni peur. Bientôt seraient les îles de la Tentation, puis la remontée vers le nord et le pot noir, où ensemble, elle et lui, côte à côte, ils affronteraient la convergence des masses d’airs et son imprévisibilité, cette alternance de calme et de tempêtes, ces crachins et brumes opaques, les pluies diluviennes danst la furie de la houle et des vagues.
Dans cette espèce de chahut, d’agitation de l’eau et de l’air, l’embarcation s’engageait fortement, gîtant jusqu’au point que, parfois, la surface de l’eau s’en venait lécher le bastingage et se déverser sur le pont, bras de fer puissant entre les voiles gonflées et la retenue de la quille. Dans cette lutte de la goélette et des éléments, Michel Portal et son saxophone, eux, sonnaient « Mozambique ». Puis, entre les à-coups de l'étrave sur la masse toujours plus élevée des vagues, "Dust in the wind" de Kansas viendrait prendre sa juste place dans ce concert d'une poétique violence. Par ce voyage il avait réuni et réconcilié ses grands- parents, unifiant amour de la mer et celui des arts, musique primitive des éléments et celle sophistiquée des Hommes, il avait perçu cette nouvelle esthétique, cette nouvelle esthésie, conciliant, confondant, les sensations du corps et les vibrations, pour n’en faire qu’une émotion, entière, globale et plurielle à la fois. Tangage, roulis, chocs, pluie, écume, notes, souffles, cris, silences, couleurs et salinité, soleil et ombres, orchestres et solitudes, vagues et infini des cieux, il avait de l’instant, de chaque instant, un ressenti, une perception unique, inégalée, de son humanité, de sa totale appartenance à ce monde... à ce monde merveilleux aux coulisses ignorées.
Le grand Labbe semblait avoir pris ses quartiers sur la goélette, s’y trouvant bien, chapardant ce qu’il pouvait quand il le pouvait, circulant à son aise sur le pont par bonds, inspectant çà et là, sans pour autant se laisser approcher. La musique l’intriguait toujours, et il tournait de façon curieuse et frénétique sa tête si mobile, de droite à gauche puis de gauche à droite, à chaque fois qu’il entendait celle-ci, Il reprenait peu à peu des forces, et bientôt prendrait son envol, pour à tire d’elle retrouver son territoire, trop épris de sa liberté même si parfois, il n’y trouvait pas sa pitance.
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