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12 novembre 2011 6 12 /11 /novembre /2011 20:04

Ce matin il c’était levé de bonne heure afin d’aller à la criée de s’acheter du poisson frais, pour lui évidemment, mais aussi pour Diogène. Comme à chaque repas dé-sormais il ferait semblant de jeter les abats par dessus bord, et bien sûr raterait son geste afin que le Labbe puisse récupérer sa pitance tout continuant d’exercer son travers de chapardeur. Il aimait cette sorte de jeu de dupes, où chacun feignait de ne pas faire exprès, de ne pas comprendre, lorsqu’il offrait à l’autre, alors que leur entendement s’ajustait de plus en plus dans les habits de la connivence On l’on aurait dit que chacun voulait donner à l’autre un peu de son altérité, sans pour autant en faire trop montre. Diogène lui maintenant passait les soirées en sa compagnie, le regardant travailler, et comme pour le remercier de cette présence amicale il faisait jouer régulièrement, par la mini chaîne, les morceaux préférés de l’oiseau, à tout le moins ceux qu’il pensait être ses morceaux de prédilection. Le volatil avait ses goûts particuliers, notamment en musique classique : Vivaldi et les mandolines, Haendel et sa Sarabande, la grande évidemment, Pergolèse et son Stabat Mater, mais semblait apprécier aussi la musique contemporaine, en substance King Crimson dans Epitaph et Genesis dans nombre de ses productions, et tant d’autres encore, mais surtout il ne dédaignait pas réécouter Erik Satie et ses Gymnopédies. Ils passaient donc leurs soirées dans cette atmosphère empreinte de convivialité, instants studieux et musi-caux, chacun restant bien sûr à sa place.

Avant de se rendre à la criée, il était allé attendre le retour des chalutiers à l’entrée du chenal afin de les regarder rentrer au port dans le petit matin, après une nuit éreintante de pêche. La vue était magnifique avec ce chenal se terminant par les deux petits phares de part et d’autre, comme si cette extrémité était une porte, porte s’ouvrant sur l’infini de l’océan, sur cette immensité mouvante et plissée, un univoque paysage s’inscrivant en cette petite ouverture, mais pour lui, c’était bien autre chose, et dans cette informité d’apparence il savait que mille décors se cachaient, capables de surgir les uns après les autres selon l’envie du climat et de la saison, du vent et de la lune. Au lointain, invisibles aux yeux, aux imaginations profanes, il y avait des albatros et des goélands, des calmes plats et ondes formées, des grains tempétueux et des baleines, des dauphins et des ours blancs, des iceberg et des phoques gris, des vagues lisses et d’autres scélérates, des terres inhospitalières et d’aucunes habitées, des ciels épais, gris et noirs, et d’autres d’émeraude ou cobalt, des eaux translucides et certaines céruléennes... et tout ceci, ce pluriel, cette richesse, il les savait, les voyait si bien inscrits et définis en son trouble, en sa mémoire et ses attentes. Au-delà de cette rade, il y avait la vie, un univers monocorde de prime abord mais si divers et multiple en ses possibilités d’être et de se parer. Et rien que de le regarder, l’appel se faisait à nouveau, car il restait tant de lieux et de contrées en ce monde qu’il n’avait encore visitées, qui ne l’avaient encore accueilli... La Baltique, l’Arctique, les eaux de Terre neuve, Le pacifique nord, la Méditerranée, les eaux froides de Behring...et tant d’autres encore... il devrait y retourner autrement, comme autrement il était allé durant un an, en visiteur humble et modeste, respectueux des volontés, des humeurs de ces hôtes, et non plus en vainqueur, empli d’orgueil et de fierté... tel était son destin, telle serait la suite...quelque chose avait changé en lui, il ne pouvait encore le définir, l’expliquer, le formuler, mais il n’avait plus le même regard, le même désir de la mer, la même émotion. La musique intérieure avait changé, et chaque bruit maintenant paraissait être une note en espoir d’une partition.

Il ne pouvait plus faire sans la musique, sans qu’elle n’accompagne les instants, leurs instants, à lui et au Grand Labbe. Il le regardait faire de plus en plus, l’observait, étudiant à la dérobée sa façon de s’intégrer dans ce nouveau monde, sans essayer d’interpréter ses comportements animaux. Mais il lui était difficile de se défaire totalement de ce naturel anthropomorphique, de cette habitude de vouloir in fine appliquer des raisonnements, des finalités humaines, aux agissements des bêtes. Diogène avait de plus en plus tendance, lorsqu’il était sur le pont, ou alors perché sur les haubans ou encore sur une bôme, à pousser des cris éraillés et disgracieux, des sortes de rires bizarres, narquoiseries aviaires, comme pour signifier à la cantonade qu’il était là, et bien là ! Cela ne laissait pas d’intriguer les mouettes et autres goélands natifs du lieu. Etait-ce un langage ? Un vrai ? Ou alors une communication animale sans réelle réflexion ? Une suite programmée génétiquement de signaux bien évidents sans grammaire ni syntaxe ? Une espèce de sabir établi et sans évolution ? Le chant des oiseaux était-il une mélodie ou une prosodie ? Ou peut être qu’une simple projection de notre ressenti à son écoute ? N’est-ce pas l’homme qui parlait de chant quand les oiseaux s’interpellaient ! Quand pouvait-on parler de musique ? Baptiser une suite de sons musique ? Quels étaient les critères et paramètres qui permettaient de définir, de circonscrire cela ? Tout ce questionnement avait tourné en son esprit tandis qu’il avait attendu le retour des bateaux de pêche, le regard perdu dans ce lointain étale, pour voir et revoir encore une fois, ce lever d’un autre soleil, identique à tous les autres en son déroulé, mais si singulier dans ses couleurs et reflets sur l’onde grisée.

Ce matin là, Diogène l’avait rejoint sur la jetée, au bout des estacades, et s’était posé sur le phare, restant immobile, ses petits yeux regardant au loin, comme pour imiter ce type avec qui il trainait maintenant depuis plusieurs semaines. Lui, en revanche, pour célébrer ce nouveau sacre de l’astre céleste, avait fait jouer par son Iphone « l’adagio en sol mineur pour cordes et orgue » de Georges Friedrich Haendel... Et bizarrement, quand la musique s’était tue dans les écouteurs du casque, alors que le bruit de moteurs diésel commençait à se faire entendre, le grand Labbre se dressa sur ses pattes palmées, et, battant des ailes, se mit à pousser ce cri rauque et cassant qu’il avait l’habitude d’émettre. Ceci fait, le jabot gonflé d’une sorte d’orgueil, il s’envola, décrivant une large et haute courbe dans le ciel du matin qui se levait, pour ensuite s’en aller rejoindre la goélette amarrée dans l’arrière port.

Messiaen pensait que les oiseaux étaient les authentiques premiers créateurs de la musique... mais ces deniers savaient-ils qu’ils chantaient ? Qu’ils créaient une mu-sique ? Ou tous ces bruits, ces notes, ces vocables... n’étaient-ils que communica-tion territoriale, ou codage de parades amoureuses à dessein de se perpétuer, et aussi vivre ensemble en bonne entente ? Diogène avait-il une émotion ? Naissait-elle lorsqu’il écoutait d’autres oiseaux chanter ? Ou lorsque lui-même poussait la mélodie ?

Les chalutiers rentrés à l’abri du port, il avait reprit à rebours le chemin du chenal pour se rendre directement à la criée et y acheter du poisson frais... pour lui, et le grand Labbe, comme prévu. Dans les jours à venir, il avait rendez-vous avec son éditeur... sur la Valéria.

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